Rupture conventionnelle : la course folle aux allocations chômage
C'est à croire que tout le monde rêve de la décrocher. Le nombre de ruptures conventionnelles est en hausse constante depuis dix ans (excepté la folle année 2020). Cette modalité de rupture a transformé la façon de quitter son entreprise en France… et la façon dont on crée une entreprise. La rupture conventionnelle est même devenue un must-have pour entreprendre.
Elodie* avait parlé en 2020, au moment de son entretien annuel, de son projet de thèse à son manager. Il a tout de suite compris qu'en la gardant, il prenait le risque de maintenir en poste une salariée démotivée. Ne voulant (et surtout ne pouvant) pas la pousser à la démission, il a préféré accepter sa proposition de rupture conventionnelle (RC).
Parfois, l'obtention du précieux sésame est plus laborieuse. Marion* est salariée dans une boîte américaine de la tech, implantée à Paris. Alors qu'elle gagne très bien sa vie, elle formule en 2019 le voeu de partir pour créer sa start-up. Pour autant, pas question de partir sans les droits au chômage auxquels lui donne accès une RC contrairement à la plupart des démissions. Si son N + 1 lui fait comprendre que sa demande devrait être acceptée, la direction stoppe brutalement le projet de peur que Marion rejoigne les rangs d'un concurrent. La guerre des talents faisant rage entre les entreprises qui se piquent les meilleurs éléments. Des mois s'écoulent sans qu'on accède à sa demande, le patron lui attribuant des motifs fallacieux de départ.
Un coût pour la société
A force de lobbying auprès d'un membre de la direction générale, elle réussit à se séparer de l'entreprise. Dans ses cartons, elle emmène une indemnité de 10.000 euros et un chèque de 5.000 euros au titre des congés payés non pris. Soit 15.000 euros qu'elle investit tout de suite dans son aventure entrepreneuriale. Une aubaine. Mais c'est surtout ses droits au chômage qui comblent la jeune femme. « Je peux ne pas me payer jusqu'en mai 2022 ! » s'enthousiasme-t-elle.
Depuis son instauration en 2008, la RC a rencontré un succès fulgurant. D'après l'Unédic, 36 % des ruptures de CDI à temps complet indemnisées se font désormais selon cette modalité. « Ce mode de séparation d'un commun accord a trouvé sa place en France », atteste Stéphane Carcillo, chef de la division emploi et revenus à l'OCDE. Après une forte augmentation en dix ans, un niveau stationnaire a été atteint en 2019, avec 444.000 RC individuelles, soit une augmentation de 1,5 % par rapport à 2018. A noter tout de même que le ministère du Travail a homologué 425.000 RC en 2020, en baisse de 4,4 % sur un an. L'épidémie de Covid et l'insécurité sont passées par là, dissuadant les salariés de quitter leur emploi.
Progression du nombre de ruptures conventionnelles depuis leur création
Juguler le risque d'explosion des demandes de ruptures conventionnelles chez les RH
Pour ce spécialiste de l'emploi, en dix ans, la France est passée d'un pays très strict en matière de rupture de contrats à un pays aux conditions favorables. Et les RC ont joué un rôle important dans cette évolution. L'entreprise qui considère comme insatisfaisante une relation de travail avec un de ses salariés peut désormais lui proposer de se séparer d'un commun accord, sortant de l'alternative démission ou licenciement.
Démission indemnisée pour reconversion professionnelle
Depuis le 1er novembre 2019, il est possible d'avoir accès au chômage à la suite d'une démission. La procédure exige la constitution d'un dossier concernant le projet de reconversion, ainsi que cinq ans d'activité continue.
Rappelons ici que le licenciement est souvent très lourd. « Il se termine très fréquemment devant les prud'hommes », assure Déborah Attali, avocate associée en charge du département social au cabinet Eversheds Sutherland. Si avec la RC, l'entreprise évite les frais du contentieux juridique, elle n'échappe pas au versement d'une indemnité de départ. Son montant doit être au moins égal à la prime de licenciement légale (ou conventionnelle si celle-ci est plus favorable).
A combien se chiffre-t-elle ? Les calculs dépendent de plusieurs facteurs mais à titre d'exemple, prenons un salarié qui gagne 3.000 euros brut par mois après trois ans d'ancienneté. En cas de départ, l'indemnité minimale sera de 2.250 euros [(3.000/4) x 3]. Un coût relativement limité pour l'entreprise, en comparaison du salaire qu'elle aurait versé annuellement. Toutefois, le coût peut s'avérer considérable si les RC se multiplient et viennent supplanter des démissions. « Quand elle en accepte une, l'entreprise se pose toujours la question de la légitimité future qu'elle aura au moment de refuser les prochaines demandes de RC. Une RC peut créer un effet d'entraînement auprès d'autres salariés », explique l'avocat Paul Boussicault, spécialisé en droit social au cabinet Eversheds Sutherland.
En cas d'emballement, la facture grimpe, surtout si les RC concernent des salariés parmi les mieux rémunérés, pour qui l'indemnité dépasse généralement les minimums légaux. Les cadres sont d'ailleurs la seule catégorie à percevoir, de façon généralisée, des indemnités significativement supérieures aux indemnités légales.
Selon une note de la Direction de la recherche du ministère du Travail (Dares), cette inégalité entre salariés s'explique par deux éléments : des conventions collectives plus favorables et une négociation plus fructueuse, en raison d'une connaissance plus approfondie du droit. Mais pour Paul Boussicault, c'est surtout le niveau de responsabilités qui explique ces différences. « Le salarié qui a de fortes responsabilités a de plus grands leviers de négociation. S'il est démotivé, son impact sur le business peut être élevé, et l'entreprise pourra être plus encline à lui proposer une indemnité plus importante. »
Gare aux abus
La prolifération des RC ne manque pas d'interpeller. L'administration est d'ailleurs attentive à ce que les RC ne cachent pas des licenciements économiques. Comment les débusquer ? « Pour un salarié qui se verrait proposer une rupture conventionnelle, un des éléments à identifier est la suppression ou non de son poste », pointe l'avocate Déborah Attali.
Et pour lui, pouvoir faire la différence représente un enjeu de taille. Car le licenciement lui est bien plus favorable. Dans ce cas-ci, l'entreprise a l'obligation de lui chercher un reclassement dans toutes les entités du groupe. Si aucune solution n'est trouvée, le licenciement est prononcé, mais contrairement à la RC, le salarié se voit proposer un an de suivi individuel et personnalisé assuré par un conseiller référent de Pôle emploi. Et dans certains cas, l'indemnité journalière versée par Pôle emploi est plus importante.
« Le piège avec la RC est que l'indemnité négociée peut être supérieure au montant légal perçu en cas de licenciement, or cette part supérieure se répercute sur le différé d'indemnisation spécifique, décalant d'autant la réception des allocations-chômage », met en garde Paul Boussicault. A savoir que le plafond du différé d'indemnisation spécifique dans le cadre d'une rupture conventionnelle est de 150 jours, contre 75 pour un licenciement économique. Et l'avocat d'ajouter : « La RC a l'avantage de la souplesse, ne comporte aucun préavis. Très pratique si on a un nouveau contrat qui vous attend ensuite. »
Le premier business angel de France s'appelle Pôle emploi
Un nouveau contrat ou une aventure entrepreneuriale. La RC offre des conditions idéales pour lancer une start-up. Et l'écosystème français l'a bien compris. « Beaucoup d'entrepreneurs démarrent une activité grâce aux allocations-chômage de la RC », confirme Roxanne Varza, patronne de Station F, le plus gros incubateur européen. Schoolab, un autre incubateur, atteste qu'au moins 50 % des 300 entrepreneurs accompagnés chaque année perçoivent le chômage. Une situation qui pousse Nicolas Brien, directeur de France Digitale (une association qui regroupe 2.000 acteurs de la tech), à nous dévoiler une blague qui court dans la tech française : « Le premier business angel de France s'appelle Pôle emploi ». Pas tabou certes, mais les entrepreneurs ne se montrent pas non plus très loquaces sur le sujet, reconnaît ce dernier.
Quoi qu'il en soit, la situation est devenue tellement courante que certains spécialistes se paient le luxe de s'inquiéter du trop grand confort offert par la RC aux néoentrepreneurs, qui serait une sorte de frein à l'innovation des entrepreneurs. Pour Veronica Susman, l'indemnité de départ a été une aubaine pour son projet. « Elle était pour moi un coussin de sécurité, deux ans durant lesquels je pouvais me dédier à mon entreprise », témoigne celle qui a créé la marque de cosmétique La Crème Libre, après avoir travaillé dix-huit ans chez Carrefour. Que ce soit l'indemnité ou les allocations, « ces aides permettent aux entrepreneurs d'avancer sereinement et de réinjecter les premiers bénéfices dans l'activité », estime Barthélémy Fendt, directeur du pôle incubation chez Schoolab.
Même le gouvernement semble avoir compris voire encouragé le potentiel de créations d'entreprises rendu possible par les RC. Pôle emploi mène depuis plusieurs années une politique favorable aux jeunes entrepreneurs, en leur laissant bénéficier des allocations-chômage. Elodie confie que son conseiller lui demande de continuer à cocher la case « je recherche un emploi » même si ce n'est pas le cas, « simplement car le logiciel n'est pas adapté à [sa] situation d'entrepreneure ». Pour davantage les aider, il existe même une alternative leur apportant plus de cash : décaisser 45 % du capital « chômage » auquel ils ont droit pour l'injecter au capital de leur entreprise. En contrepartie, ils ne touchent plus d'allocations mensuelles.
Le nombre de créations d'entreprises favorisées par les RC est appuyé par un chiffre : selon l'Unédic, en 2018, 15 % des indemnisables à la suite d'une RC ont déclaré une création ou une reprise d'entreprise, contre 7 % pour les licenciés économiques.
* Les prénoms ont été modifiés
Par Florent Vairet
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