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01 avril 2018

L’ingénierie citoyenne : rendre le citoyen ingénieur pour une société juste et soutenable

Développement durable et transition pour les plus réformistes : les tenants de ces idéologies visent l’amélioration du capitalisme pour le verdir, pour le responsabiliser 


 Développement durable et transition pour les plus réformistes : les tenants de ces idéologies visent l’amélioration du capitalisme pour le verdir, pour le responsabiliser. La technologie et ses progrès restent les seuls moyens envisa-geables. La géo-ingénierie reste un exemple frappant du sur-emploi technique, avec no-tamment la création de machines dédiées à l’élimination du CO2 dans l’atmosphère, et de machines dédiées au contrôle des phéno-mènes climatiques. Le recours à ces techno-logies mobilise la parole des experts et l’impose, même quand des formes de dialogue social sont recherchées, comme peuvent le montrer les résultats des débats autour du projet de loi sur la transition énergétique pour la croissance verte. Elle vise tout d'abord à sortir la France de sa dépendance aux énergies fossiles, dont le nucléaire, par l'intégration des énergies renouvelables au mix énergétique, l'amélioration des proces-sus de rénovation énergétique des bâti-ments, la mise en place d'une mobilité propre et la réduction des déchets. Enfin, cette dernière simplifie les procédures admi-nistratives des citoyens, des collectivités locales et des entreprises, pour accéder à des mesures qui incitent le changement de leurs conduites (déduction d'impôts pour aide à l'installation d'ENR à son domicile, aide à l'achat d'un véhicule électrique, etc.). 

La résilience, la sobriété, le convivialisme et la décroissance pour les plus radicaux : c’est une rupture radicale avec notre société que prônent les tenants de ces idéologies. Tou-chés et indignés par les théories de l’effon-drement qui s’appuient sur une lecture « pragmatique » des scénarios d’évolution climatiques que propose le Groupe Intergou-vernemental d’Experts sur l’Évolution du Climat et aux prévisions sur la disparition des ressources minières (notamment le pétrole, qui est notre première source d’énergie pri-maire). Les perturbations de notre écosys-tème naturel sont l’occasion – voire même l’obligation – d’un changement profond de nos comportements, de nos organisations sociales et de nos techniques de production. Le capitalisme économique et le libéralisme politique ont fait la preuve qu’ils ne condui-sent pas à une société satisfaisante pour ses habitants et soutenable pour la planète qui les accueille. C’est dans cette optique que Rob Hopkins, en septembre 2006, lance la première initiative de transition à Totnes en Angleterre. Non loin de déresponsabiliser les gouvernements et les autres institutions politiques locales face aux enjeux environne-mentaux, Rob Hopkins les considère dans leurs fonctions de soutien et d'encourage-ments des projets réfléchis et mis en place, afin d'éviter les dérives d'un organe dirigiste qui s'en remettrait à l'expertise technique plutôt qu'à celle de ses citoyens. 

De l'orientation des comportements indivi-duels vers un « idéal » établi par une batterie d'experts – comme le mettent en oeuvre certains nudges par exemple –, à l'emploi de méthodes amenant les individus à être cri-tique et réflexif sur leur mode de vie et la société, et de créer par eux-mêmes des solu-tions qui feront leur quotidien, l'accompa-gnement au changement des pratiques a vu durant ces dernières années une démultipli-cation de ces pratiques et des philosophies qui les sous-tendent. Pour ma part, je me place dans le second champ idéologique, et je vais vous conter l’histoire de ce que nous nommons l’ingénierie citoyenne. 

L’éducation populaire à l’épreuve d’une transition « citoyenne » ? 

Ma remise en question des valeurs et des outils actuels de l’ingénierie s’est portée sur la nécessité pour l’ingénierie de porter un regard systémique sur le monde qui l’en-toure et qu’elle construit, et pas seulement sur les enjeux économiques. Face au mana-gement, l’éducation populaire peut politiser l’économique, c’est-à-dire le confronter dé-mocratiquement à d’autres façons de voir et de construire le monde. Bien qu’étant une éducation, elle ne distingue pas les connais-sances de leurs applications, en considérant la pratique comme une théorie. Elle permet de faire discuter et débattre ces façons de voir, de comprendre, de réfléchir et d’agir sur le monde, qu’adoptent des individus et des collectifs pour faire émerger de la structure sociale qu’elle accompagne des valeurs, des aspirations, des modes d’organisation et d’action communes (avec leurs fonctions, leurs normes, leurs règles, etc.) 

L’éducation populaire s’inspire énormément des sciences humaines et sociales, qui, tout comme elle, a fait de la lutte contre les op-pressions une de ses ambitions. Elle em-prunte beaucoup à la sociologie et l’anthro-pologie, et se méfie de la psychologie : l’édu-cation populaire part du postulat qu’aujour-d’hui ce sont les structures sociales qui sont « malades », et qu’elles sont à la source des conséquences sur les structures psycholo-giques des individus qui les composent. Mais de façon plus générale, c’est une éducation complexe : elle puise dans tous les do-maines, de l’artistique au philosophique, elle se veut interdisciplinaire, s’ouvrant à tous les champs scientifiques, et pluraliste, per-mettant à tous les courants scientifiques et idéologiques de s’exprimer. C’est une péda-gogie critique, qui prône l’émancipation des êtres dans la construction collective et indivi-duelle de leur mode de vie, fondant leurs opinions sur la curiosité plurielle et le doute. 

La technique : oui ! Mais laquelle ? 

Comme je l’ai déjà dit, il n’y a pas d’éduca-tion populaire sans regard critique ; et au-jourd’hui, comme de tout temps, l’outil prin-cipal de l’ingénieur c’est la technique. Dans une perspective de sobriété, c’est-à-dire pour réduire notamment l’activité extracti-viste, voire même pour la soustraire, la low tech fait partie des alternatives. L’objectif est de se questionner globalement sur l’usage d’une ressource : est-elle renouvelable ? Puis-je faire appel à des matériaux recyclés ? Et même plus directement, le dispositif que je conçois est-il vraiment utile ? La disparition du sable à cause de la construction en béton nous invite à repenser les techniques, et à regarder par exemple ce qui se faisait dans le passé. Les nouvelles technologies dites « intelligentes » consomment énormément de terres rares, et sont quasiment proscrites de cette philosophie technique. 

Proscrire les techniques intelligentes, c’est aussi une façon de considérer que c’est l’usa-ger qui l’est davantage que les techniques, et qu’il peut avoir un regard critique sur son monde. Mais pour aller plus loin dans la dé-marche de capacitation de l’usager, les low tech visent l’abolition de la propriété intel-lectuelle. La technique libre de droit per-mettrait sa duplication, que ce soit par l’auto-construction ou le développement de mo-dèles collaboratifs, collectifs et individuels de leurs usages. C’est une invitation pour les publics profanes à se cultiver, à découvrir le travail du bois, de la terre, … à découvrir le travail manuel et à lui donner une place tout aussi importante que celle qu’on accorde aujourd’hui au travail intellectuel. 

Les low tech, ce sont donc des techniques inclusives, d’une part, par la facilité de réali-sation comme je viens de la décrire, mais aussi pour leur accessibilité économique. On pourrait étendre d’ailleurs cette inclusivité, à une inclusivité temporelle, c’est-à-dire du-rable, et qui rompt avec les vieux schèmes de l’obsolescence programmée. Mais leur inclusivité se caractérise avant tout par la volonté de répondre, d’une part, aux besoins vitaux : manger, boire et se protéger du froid. Et des besoins de l’âme, comme par exemple : apprendre, faire preuve d’autono-mie et de créativité manuelle et intellec-tuelle, prendre part à la vie de la cité, con-templer la nature… 

Le contrôle démocratique sur l’ensemble de la vie d’une low tech est donc une condition intrinsèque de son émergence. Bien qu’en-core méconnues du grand public (et aussi du public ingénieur dans sa majorité), les low tech bénéficient d’une visibilité sur Internet qui permet à ceux qui s’en servent d’en adapter les caractéristiques à leur contexte, d’en développer de nouvelles formes, d’améliorer leur optimisation, d’en proposer de nouvelles fonctions et de nouveaux be-soins auxquels elles peuvent répondre. 

C’est ce qui fait de la low tech, à mon avis, la philosophie sur les techniques la plus proche de celle de l’éducation populaire et de ma conception « citoyenne » de la transition. 

Mais attention, il ne s’agit pas de s’émanciper complètement des high tech, mais plutôt de trouver un moyen de les articuler avec les low tech, et de les penser avec la philosophie low tech. 

Changer de société, changer d’ingénierie... 

Serait-il trop fou, plutôt que d’imaginer une industrie qui s’occupe entièrement des be-soins de la société sans la concerter, de voir demain pulluler les fablab dans lesquels les ingénieurs transmettraient leur savoirs et accompagneraient tous les citoyens dans la réalisation des objets de leur quotidien, tout en sollicitant leur jugement sur l’organisation socio-technique de la société ? Serait-il trop fou plutôt que d’imaginer un ingénieur agro-nome imposant les rythmes et les modes de culture, de le voir accompagner les paysans dans l’aménagement du territoire, devenant une interface entre la technique, dont le pay-san devient l’expert et le politique, revenu entre les mains des citoyens ? 

Serait-il trop fou d’imaginer un paradigme dans lequel l’ingénierie ne serait plus en posture de conseil, mais plutôt d’accompa-gnement ? 

Non ! Ce n’est pas trop fou, à moins qu’une belle bande de tarés ait déjà investit ce nou-veau champ idéologique, et avec succès ! La co-conception de produits et de services se décline aussi bien sur les objets du quotidien que sur la création de jardins partagés, ou encore même l’habitat coopératif. La média-tion socio-technique développe aujourd’hui des outils pour permettre le dialogue entre des acteurs en conflit sur l’aménagement d’un territoire. L’éducation populaire a beau-coup oeuvré dans les entreprises, sans forcé-ment de conjonction avec l’ingénierie, mais sur des problématiques qui lui sont attachées, comme la souffrance au travail, la prise de décision commune, etc. Quand au libre, il se répand ! Ubuntu en fait la preuve depuis des années, et cette philosophie se transfère du software vers le hardware : en plus de pou-voir apprendre à cracker les serveurs de la NSA (!), Internet nous donne les moyens de fabriquer nos panneaux solaires thermiques pour l’air et pour l’eau, nos tracteurs à pé-dales, nos toilettes sèches, notre maison, etc. (bien que les informations sont difficiles à agréger…). Et que dire des fablab, des éco-villages, des établissements auto-gérés, des communes hors TAFTA, et de tout ce qui n’est pas suffisamment rendu public ! Il n’y a plus qu’à espérer voir un jour nos formations d’ingénieur.e.s intégrer des programmes pluralistes, non pas au sens thématique, mais au sens politique : il ne s’agit plus de laisser les gens s’épanouir dans un domaine particu-lier, mais aussi avec des valeurs particulières, pour lui permettre de se doter des tech-niques, des méthodes et des outils qui corres-pondent plus à ce qu’il est. 

C’était le coup de gueule d’un jeune diplômé un peu désespéré par ce qu’on lui a enseigné, et qui sait qu’il n’est pas le seul... 

 

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