Economie Quaternaire
Economie quaternaire : de nouveaux produits pour satisfaire autrement nos besoins, en créant de l’emploi et en préservant mieux l’environnement.
Faut-il ou non se réjouir que la croissance soit moins forte ? Avec les Trente Glorieuses, nous avons été habitués à vivre avec une forte croissance. Or depuis quelques décennies nous savons qu’elle détruit notre environnement ; il faudrait une croissance plus faible pour freiner cette évolution dramatique. Or précisément la croissance ralentit depuis quelques décennies. De plus en plus d’économistes considèrent que cette inflexion pourrait être durable : ce serait la stagnation séculaire.
Mais pour entrer dans l’ère des « solutions quaternaires », encore faut-il, collectivement, « passer à la vitesse supérieure ». Il faudrait que la puissance publique décide de lancer un véritable projet national rassemblant les acteurs volontaires au sein d’une « vallée quaternaire » où ils travailleraient ensemble à construire les premières solutions quaternaires via une infrastructure partagée. Les citoyens pourraient alors non seulement retrouver l’espoir du retour à une croissance durable de plein emploi, mais aussi contribuer sur le terrain à la construire.
Nous connaissons par ailleurs cette « règle du pouce » héritée des Trente Glorieuses selon laquelle, pour créer des emplois, il faudrait que la croissance dépasse la barre des 2%.
Que penser ? Faut-il réduire la croissance pour sauver la planète ou l’accroître pour créer des emplois. Devrions-nous choisir entre plein emploi et protection de l’environnement ?
Fort heureusement les problèmes ne doivent plus être posés en ces termes. Le monde a radicalement changé avec l’arrivée des technologies numériques.
L’arrivée d’une troisième catégorie de produits : les « solutions »
Pour le comprendre, il faut modifier l’ancienne grille d’analyse qui distingue classiquement les biens et les services, et faire appel à un nouveau concept. Dans la nouvelle économie numérique, ce qu’achète les consommateurs ne sont ni des biens, ni des services, mais des « solutions ». Ces nouveaux produits ont la double caractéristique d’être produits d’une façon radicalement nouvelle et de révolutionner la façon de satisfaire les besoins. De même qu’on avait appelé « biens » les nouveaux produits fabriqués dans des usines avec des machines de la mécanique lors de la deuxième révolution industrielle, nous proposons d’appeler « solutions » ces nouveaux produits de consommation, qui mettent à la disposition des consommateurs sur les lieux de vie grâce aux machines numériques l’information, les biens, les savoirs et les savoir-faire dont ils ont besoin.
Nos modes de vie en sont bouleversés, car au lieu de nous déplacer pour aller acheter des biens ou pour bénéficier des services dans des lieux dédiés, de nouvelles chaînes de production à base d’échanges d’informations organisent la mise à disposition sur nos lieux de vie des objets, des savoirs et des savoir-faire dont nous avons besoin. Il s’agit d’une véritable révolution copernicienne. Une toute autre façon de satisfaire les besoins, « user centrique » comme disent les Américains, est en train de naître !
C’est ainsi que fonctionne l’économie numérique. Alors que nous croyons être toujours dans la troisième révolution industrielle, celle au cours de laquelle les technologies numériques automatisent et robotisent la production de biens et services par ailleurs inchangés (c’est le procédé qui est modifié, pas le produit offert), nous sommes en fait déjà entrés, sans nous en rendre compte, dans la quatrième. Celle-ci est caractérisée par le fait que les entrepreneurs utilisent les technologies numériques pour inventer ces tout nouveaux « produits », les « solutions ».
Dans ce cadre, la politique économique ne consiste plus seulement à décider s’il faut relancer l’offre ou la demande des biens et services anciens par des politiques monétaires ou budgétaires, mais d’inventer une
nouvelle politique néo- industrielle qui permette de faire naître simultanément une nouvelle offre et une nouvelle demande de « solutions ».
Les « solutions à coût marginal nul »
Sans que nous en ayons conscience, les premières « solutions » ont été développées sous forme d’applications. Nous les utilisons tous les jours sans voir que ce ne sont en effet ni des biens ni des services. Les nouvelles entreprises qui les produisent mettent en œuvre un tout nouveau paradigme – celui du coût marginal nul - . Elles éliminent systématiquement de leur modèle d’affaires la gestion de la main d’œuvre et de la matière. C’est l’ubérisation. Partant de rien et ne touchant pas terre, ne finançant que des coûts fixes de logiciels qui traitent de l’information, ces entreprises trouvent rapidement leur rentabilité et peuvent se développer à la vitesse de la lumière. Elles délèguent aujourd’hui la gestion des hommes et de la matière à des travailleurs indépendants ou à des consommateurs en pair à pair ; mais elles sont en train de s’orienter vers le développement de robots qui se substitueront aux hommes qui s’occupaient des objets ou qui apportaient leur savoir-faire sur les lieux de vie.
Dans cette nouvelle économie numérique, si la croissance est faible, ce n’est pas parce que les gains de productivité seraient devenus moindres que dans l’économie de la mécanique, comme si la même économie était épuisée et fonctionnait au ralenti. L’économie qui s’installe dégage des gains de productivité aussi forts que ceux de la deuxième révolution industrielle mais, contrairement à la situation des trente Glorieuses, ils sont très inégalement répartis. En effet, les travailleurs indépendants sur les lieux de vie, en aval des applications, ne sont pas dans le rapport de forces d’obtenir une part des gains de productivité suffisante pour en vivre dignement comme ils le faisaient quand ils étaient salariés dans les usines. Si la croissance qu’ont connue les Etats-Unis sur les trente dernières années – de l’ordre de 1% - est faible, elle ne l’est qu’en moyenne. Elle est de 7% pour les 1% des plus riches et de 1% pour les 99% restants ; elle est même nulle pour les 90% des moins bien dotés. Elle n’est donc pas faible pour tout le monde, elle est seulement très inégalement partagée. Loin d’être une bonne nouvelle cette faible croissance apparente est, sans surprise, porteuse de terribles inégalités. Aux Etats-Unis, et de façon légèrement atténuée au Royaume-Uni, après avoir décru fortement et continûment depuis les années 1930 et être passée par un minimum de l’ordre de 33 % dans les années 1960-1970, la part du revenu national détenu par le décile supérieur de la population, c’est-à- dire les 10% qui perçoivent les plus hauts revenus (du capital et du travail), s’est remise à croître très rapidement : elle approche les 50 % et dépasse donc aujourd’hui son niveau de 45% atteint dans les années 1930. En Europe continentale, ces évolutions existent aussi mais elles sont encore beaucoup plus limitées. A terme, une telle situation ne peut que poser de graves problèmes sociaux et sociétaux, comme le montre déjà le Brexit au Royaume-Uni et l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis. La faible croissance qui s’installe partout ne peut donc être considérée comme une bonne nouvelle à laquelle il faudrait s’adapter pour protéger la planète, mais le signe de l’entrée dans une période de violence.
De plus, cette nouvelle croissance protège mal l’environnement. Par exemple, les co-voitureurs qui partagent leur voiture continue à en être propriétaires. Et comme le partage est organisé par les citoyens, en pair à pair, il ne peut l’être efficacement. Il ne permet pas le recyclage des objets mis à disposition puisque les objets toujours achetés par les consommateurs ne seront pas facilement récupérables par les producteurs.
Finalement, le problème n’est pas de vivre avec une croissance plus faible, il est de tirer partie des immenses possibilités des nouvelles technologies pour entrer dans une nouvelle croissance. Il faut que cette nouvelle économie soit en rupture par rapport à celle des trente Glorieuses puisqu’elle doit protéger l’environnement en particulier en généralisant le passage de la propriété à l’usage. Mais, comme celle des trente glorieuses, il faudra qu’elle doive procurer un bon travail à tous de façon à partager largement les fruits de la croissance. Or aujourd’hui la croissance qui se met en place avec la rapidité de l’éclair par la diffusion de « solutions à coût marginal nul » est une croissance qui n’est ni durable ni partagée.
Faire l’autruche ne sert à rien : l’heure est grave, réellement. Pas la peine d’attendre fébrilement les chiffres mensuels de l’Unedic ou ceux, trimestriels, de l’Insee, pour savoir qu’au-delà de soubresauts conjoncturels, le chômage est
devenu un bloc de béton pétrifié au cœur de la société. Il faut désormais comprendre que le plein-emploi, dont nous croyons entrevoir le retour chez certains de nos voisins, n’est en fait qu’un leurre qui ne doit aucunement nous rassurer. Il est le signe de la multiplication de travailleurs indépendants qui ne partagent pas les fruits de la croissance. Et pas le signe avant-coureur d’un retour à la croissance d’antan, forte et partagée. Les nouvelles technologies numériques, celles que l’on qualifie souvent par ces quatre lettres magiques, « NBIC » (nanotechnologies (N), biotechnologies (B), technologies de l'Information (I) et sciences cognitives (C)) embarquent le monde dans une toute nouvelle aventure, économique au premier chef, mais aussi sociale, environnementale, sociétale, morale, et politique.
L’absence inéluctable de croissance, la fin programmée du travail, et le remplacement des qualifications humaines par l’intelligence artificielle sont inscrites dans le marbre, si nous ne décidons pas, collectivement, de modifier le cours des choses et de reprendre notre destin en mains. Nous pouvons nous contenter de rester tétanisés ou tout simplement attentistes face aux évolutions en cours, dont beaucoup sous-estiment les conséquences. Certains les regardent arriver paisiblement, pensant que les marchés doivent exploiter toutes les potentialités des technologies et que les hommes s’arrangeront toujours ex post pour faire que ce monde construit à l’aveugle soit acceptable par tous. D’autres, au contraire, pensent que l’homme doit ex ante orienter l’usage de ces outils pour vérifier qu’ils ne le conduiront pas à perdre son âme. Il serait alors trop tard pour revenir en arrière.
S’il est urgent d’agir, c’est aussi parce que la lame de fond qui balaie l’ancienne économie échappe à la mise en place de régulations classiques qui pourraient l’encadrer (intervention de l’Etat, politique fiscale, etc....). Le nouveau paradigme économique qui s’installe avec une rapidité que personne n’avait réellement anticipée s’organise autour de quelques monopoles mondiaux en passe de devenir plus puissants que les Etats eux- mêmes. Espérer les contraindre par les voies d’intervention nationales habituelles serait à la fois incertain et insuffisant.
Fort heureusement une autre solution existe. Non pour arrêter la marche du progrès et revenir à un mode de production qui nous priverait des avancées incontestables des technologies numériques. Mais pour faire en sorte que le travail, non seulement qualifié, mais aussi non qualifié, soit intégré au processus économique, enrichisse les innovations technologiques, au lieu d’être remplacé et supprimé par elles. Et pour accélérer le passage de la propriété à l’usage.
Les « solutions quaternaires »
La bonne nouvelle c’est que ces premières solutions à coût marginal nul ne sont nullement la seule façon d’exploiter l’énorme potentiel des technologies numériques. En utilisant tout autrement les mêmes technologies numériques les entreprises de services, menacées par les nouvelles entreprises de solutions à coût marginal nul, sont en train de mettre au point de leur côté un tout autre type de « solutions » - des « solutions quaternaires »-. Elles embauchent la main d’œuvre, la forment pour qu’elle gère les biens mis à la disposition des consommateurs sur leurs lieux de vie et pour leur apporter leur savoir et leur savoir-faire.
L’arrivée des objets connectés multiplie les opportunités. Un exemple fera mieux qu’un long discours. Une personne âgée qui fait une chute alors qu’elle est seule chez elle. Au Japon, un capteur précédemment installé au domicile déclenche la sortie du placard d’un petit robot humanoïde qui aide cette personne à se relever. Cette solution à coût marginal nul est sur le marché ; elle est déjà rentable, mais qu’en penser humainement ? Avec une solution quaternaire, c’est une personne en chair et en os qui intervient, mais quatre acteurs sont alors en jeu : l’entreprise qui a posé un capteur (et qui l’entretient), les « surveillants » à distance des renseignements transmis, les intervenants déclenchés par ces derniers (qualifiés pour mobiliser les soins et compétences requis) et enfin le « Grand Distributeur » qui a construit avec le client cette interaction entre des métiers aussi différents. Techniquement plus compliqué. Moralement moins triste. Economiquement rentable ? Oui, mais sous certaines conditions. Pour que cette solution quaternaire se développe, il faut impérativement que ces quatre acteurs puissent échanger sur une plate-forme partagée des messages normalisés qui déclenchent automatiquement les mises à disposition de biens et de personnes aux qualifications bien précises.
Par ailleurs, dans les solutions quaternaires, les biens ne seront plus achetés par les consommateurs mais mis à leur disposition par des entreprises qui les achèteront, les installeront, les entretiendront et les recycleront. La diffusion de ce deuxième type de solutions est synonyme de passage vers « l’économie de fonctionnalité » tant souhaitée – consistant à vendre l’usage d’un bien plutôt que le bien lui-même – mais aussi vers «l’économie circulaire» – qui assure le recyclage des objets. Les économies «circulaire» et «de fonctionnalité» feront partie intégrante du business de l’entreprise. Elles se mettront spontanément en place : la propriété des objets pourra être progressivement abandonnée par tous et leur usage systématisé. De plus, alors que jusqu’à présent, la création de valeur ajoutée nécessitait de produire des biens toujours plus diversifiés et à obsolescence programmée, les « solutions quaternaires » multiplieront les innovations portant sur l'assistance des personnes et sur l'usage des biens jusqu'à leur recyclage. Un nouveau gisement de valeur ajoutée, moins directement lié à la quantité de matière employée, pourra naître.
Cette nouvelle façon de satisfaire les besoins mettant les biens à disposition sera une façon beaucoup plus efficace que les politiques actuelles de transition énergétique qui se bornent à produire « proprement » les biens que l’on fabriquait avant. Ainsi par exemple, les Français réduiront plus facilement leurs émissions de CO2 si on leur propose des « solutions quaternaires » de mobilité, intégrant des véhicules partagés, qui seront d'emblée électriques et recyclables, que si on les exhorte à moins utiliser leur voiture en augmentant le prix de l'essence. De même, les constructeurs de voitures changeront plus facilement leurs chaînes de production si on les incite à produire des bluecars pour Autolib, que si on se contente de les encourager à éliminer les énergies fossiles des chaînes de production de véhicules dont la demande plafonne parce que les consommateurs en sont largement équipés et manquent de pouvoir d'achat pour les remplacer.
Par ailleurs, l’adoption par les pays émergents de l’économie quaternaire permettrait non seulement de créer des emplois dans ces pays qui en manquent tant, mais aussi d'enjamber la phase de croissance la plus dévastatrice de la nature, qui est celle de l'équipement des ménages en biens trop diversifiés, mal entretenus et non recyclés. Le fait que l’Afrique, par exemple, se mette à organiser son économie en utilisant de façon plus massive que les pays développés les téléphones portables, témoigne d’une capacité à enjamber des phases par lesquelles nous avons dû passer. Les pays en développement peuvent tout à fait adopter certains modes de vie plus rapidement que les pays anciennement industrialisés, qui ont des habitudes et des équipements d’une autre époque. Alors, tous les pays du monde commenceraient à passer d'une croissance fondée sur l'exploitation sans limites des ressources naturelles à une autre, plus qualitative, qui les gèrerait mieux. On commencerait à comprendre que la protection de l’environnement n’impose pas la fin de la croissance, mais le passage d’une croissance fondée sur « l’avoir plus » à une autre fondée sur « l’être mieux».
Cette croissance sera-t-elle forte ? Nul ne peut le dire à ce stade. Et d’ailleurs, ce n’est pas essentiel. Elle paraîtra suffisante, même si elle n’est pas très élevée, dès lors que le développement des « solutions quaternaires » s’accompagnera du plein emploi, du respect de la planète et d’un partage suffisant des fruits de la croissance. Car, répétons-le, ce n’est pas la faiblesse de la croissance qui pose problème, c’est le fait qu’elle soit très inégalement répartie.
D’ailleurs saura-t-on bien mesurer cette croissance plus qualitative ? Sans doute moins bien qu’une croissance fondée sur l’achat de biens. Mais, d’une part, cela fait bien longtemps que la croissance incorpore un « effet qualité », qui mesure la part de la croissance liée à l’amélioration de la qualité des produits. Et d’autre part,faire ! souvenons-nous que la croissance a toujours été mal mesurée : elle est plutôt repérée. Du reste, lorsque notre unique problème sera de mesurer la croissance, on le confiera aux statisticiens... qui trouveront certainement les moyens de le
Finalement, le développement de « solutions quaternaires » en complément des « solutions à coût marginal nul », constitue un projet économique, social, environnemental et éthique. C’est une alternative au développement programmé du tout numérique, faisant valoir la place de l’homme et de la nature. C’est une solution à nos problèmes d’emploi, de croissance, d’inégalités et d’environnement.
Alors pourquoi les solutions quaternaires ne se développent-elles pas ?
Alors pourquoi les solutions à coût marginal nul explosent-elles alors que les solutions quaternaires tardent à apparaître ? C’est que la gestion efficace du personnel et des objets est toujours extrêmement compliquée. C’est pour cela que les nouveaux entrepreneurs du « coût marginal nul » s’en débarrassent dès qu’ils le peuvent ! L’histoire de la deuxième révolution industrielle nous montre qu’il a fallu des décennies pour organiser le travail des hommes dans les usines autour d’équipements partagés, réseaux (d’électricité, de chemins de fer, télécoms...) ou machines standardisées (machines à tourner, à emboutir, à emballer...), avant de pouvoir produire les biens de façon rentable.
Les nombreuses entreprises de services (les services à la personne bien sûr, mais aussi des assureurs, la Poste, la SNCF, le Grand Paris, des loueurs de voitures, Orange, STMicroelectronics, l’INRIA, ...) tentent aujourd’hui de sortir de leur cœur de métier pour offrir ces premières solutions quaternaires. Elles font toutes l’expérience que, pour rentabiliser leurs nouveaux projets, il faudrait capitaliser leur travail et se coordonner de façon à pouvoir les généraliser au niveau national, voire européen. Elles savent que pour devenir rentables dans ce nouveau mode d’organisation, il faut que les innovateurs des différents projets locaux ne travaillent plus en silos mais en co-création dans une sorte de « vallée quaternaire » sur une infrastructure partagée. Seul moyen de permettre la diffusion et la généralisation, au niveau national voire international, non pas d’innovations fondamentales comme dans la silicon valley, mais d’innovations organisationnelles de terrain.
Mais nous sommes dans cette phase initiale où les entreprises de services se regroupent comme elles le peuvent, sur la base de proximité géographique ou par affinité, sans vision claire d’une organisation où les rôles et les équipements sont partagés, permettant la reproductibilité à grande échelle des premières expérimentations. On voit se développer, au niveau local, toutes sortes de microprojets sans lendemain, qui ne parviendront pas à faire rapidement des solutions quaternaires des consommations de masse. On est en train de reproduire ce qui s’est passé jadis dans l’industrie. Que l’on songe par exemple aux chemins de fer,qui ont commencé par être développés sans coordination avec des largeurs de voies différentes, avant d’arriver à un seul réseau partagé par tous. Ce n’est qu’après une longue phase d’essais-erreurs, analogue à celle que l’on a observée lors de la révolution industrielle précédente pour organiser efficacement la production des biens en usine, que les entreprises parties prenantes finiront par comprendre que pour produire efficacement des solutions quaternaires sur les lieux de vie, il faut le faire sur un «réseau quaternaire». Ce sera long si l’Etat ne catalyse pas leurs coordinations. La convergence vers ce « réseau quaternaire se fera alors par itérations successives, au fur et à mesure que les acteurs se regrouperont. On entrera dans un long processus de « destruction créatrice », pendant lequel le développement des « solutions quaternaires » en consommation de masse ne sera tout simplement ni possible, ni rentable.
Si nous ne parvenons pas à raccourcir la longue phase de « destruction créatrice » au cours de laquelle les systèmes « propriétaires » inefficaces sont progressivement remplacés par un système partagé uniforme, pourvoyeur de rentabilité, alors seules survivront les « solutions » qui s’affranchissent de la présence humaine et de la gestion de la matière. Et là, on peut dire adieu aux « solutions quaternaires » qui allieraient le numérique, l’homme et la nature ! La course de vitesse sera perdue.
Voilà où nous en sommes : on n’a guère appris de l’histoire... Il suffirait pourtant qu’une équipe politique fasse une priorité du développement des solutions quaternaires et en comprenne les enjeux : non pas seulement le développement d’une poche d’emploi à l’intention de la silver economy ou des plus jeunes. Mais une manière transversale de retrouver les conditions de la création d’emploi, en mettant les potentialités de l’économie numérique au service des hommes et de la nature. Avec, à la clé, la reprise d’une croissance durable permettant à la société de gommer et rendre supportables les inégalités, dans un projet « gagnant/gagnant » qui paraît aujourd’hui inaccessible. Et aussi pour retrouver une forme d’équilibre où l’Homo sapiens, si malmené depuis que l’intelligence artificielle a commencé à remplacer le cerveau humain, reprenne ses droits.
Mais pour entrer dans l’ère des « solutions quaternaires », encore faut-il, collectivement, « passer à la vitesse supérieure ». Il faudrait que la puissance publique décide de lancer un véritable projet national rassemblant les acteurs volontaires au sein d’une « vallée quaternaire » où ils travailleraient ensemble à construire les premières solutions quaternaires via une infrastructure partagée. Les citoyens pourraient alors non seulement retrouver l’espoir du retour à une croissance durable de plein emploi, mais aussi contribuer sur le terrain à la construire.
Michèle Debonneuil, administrateur de l’INSEE, inspecteur général des finances, membre du comité Economie d’IESF
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