Comment un Libanais peut atterrir à l'ENI de Tarbes…
Suite à notre souhait de publier des articles écrits par des Alumni, Joe Hatem (13), dont beaucoup doivent se souvenir, a spontanément et très gentiment proposé de partager son superbe parcours étudiant et professionnel, une belle histoire de vie, un témoignage magnifique.
Merci Joe pour ta contribution, n'hésitez pas à l'imiter, et bonne lecture à tous.
Jean-Claude (17)
En fait, tout commence au Grand Lycée Franco-Libanais de Beyrouth où, en 1971, en classe de 1ère, je m’ennuie des études théoriques.
Je m’arrange pour me faire virer du Lycée malgré mes bonnes notes et, durant deux ans, j’étudie la Mécanique Générale à l’école technique nationale, études couronnées par un BTS.
Et je me lance alors dans le monde du vrai travail : je me retrouve en 1973 à Abou-Dhabi (Emirats Arabes Unis), dans un pays émergent où le sable prédominant faisait doucement connaissance avec l’asphalte. Un "reality check" où je me rends compte combien je suis sur une voie sans lendemains glorieux.
Je décide de reprendre mes études, et mon père m’inscrit au Lycée Arago à Paris où je suis une prépa au concours de l’ENSAM (Ecole Nationale Supérieure des Arts & Métiers), concours que je rate, comme attendu.
Je me présente aussi au concours des Mines de Douai où, malgré un 20/20 en physique, mon 2/20 en maths est éliminatoire: je suis décidément bien un praticien, et non un théoricien.
Je décide de me présenter au concours des ENI, il y en avait 5.
Pour choisir, une règle à l’horizontale sur la carte de France élimine d’emblée Brest, Belfort et Metz: trop au nord, il y fait trop froid. Direction sud, à choisir entre Saint-Etienne et Tarbes, cette dernière avait un petit centimètre de plus dans la direction sud, et je la choisis. Sauf que les cartes d’alors ne montraient pas les altitudes et les températures, et je me retrouve dans les neiges des Pyrénées.
Lorsque je me présente à la Préfecture des Hautes Pyrénées à Tarbes pour obtenir ma carte de séjour, la préposée est surprise: je suis le 3ème résident Libanais du département, les deux autres sont natifs du Sénégal et ne connaissent que peu leur pays d’origine. Je suis donc le premier "vrai" Libanais du département. Un sentiment de fierté, mais aussi une sensation d’isolement.
Ma scolarité à l’ENI commence.
Aux camarades de classe qui me demande si mon père possède des chameaux, je me vois répondre: des chameaux, non, mais des chevaux. 130 chevaux. Sous le capot.
Avec, d’une part, un bon bagage scolaire et une expérience professionnelle préalable et, d’autre part, un isolement, n’ayant pas encore de vrais amis, je consacre mon temps aux études, et me retrouve major de promotion. Trois années de suite, d’ailleurs.
Graduellement, les amitiés se tissent.
Avec cette réputation qu’ont les Libanais de "s’y connaitre en matière d’argent", je me retrouve confier la trésorerie de l’Association des Elèves, des Anciens Elèves, du Club Méca, de la Coopérative, etc. Une quantité immonde de transactions à gérer, y compris le copain qui a acheté une gomme à la Coop, sur compte courant et à crédit. Je suis débordé.
Je m’adresse alors au directeur, Monsieur Mugnéry (que nous surnommions affectueusement "Mumu"), demandant s’il n’y a pas un outil de calcul qui puisse m’aider. L’école avait justement reçu un ordinateur, cadeau d’une industrie locale qui venait d’en acquérir un plus puissant. C’était une grosse armoire de marque Hewlett Packard qui, couplée à une console télétype mécanique et un lecteur de bande perforée, opérait en langage Basic. Personne ne connaissait le fonctionnement de cette machine, mais elle avait été fournie avec un manuel, un pavé de 15cm d’épaisseur. Me voici plongé dans de laborieux premiers pas en informatique. Et, aussi, l’occasion de découvrir les microcoupures électriques alors fréquentes dans les Pyrénées: après chacune d’elles, il fallait recharger le système d’exploitation à partir de la bande perforée. Pénible.
Dès cet instant, j’étais de moins en moins souvent en classe, toujours planté devant la console, tellement happé par la magie de cette machine. Mon classement scolaire régressait, mais j’avais de la marge.
Plus tard, je participais à la fondation de ce qui était le premier Club Informatique de l’ENIT, doté de quelques ordinateurs Radio-Shack Tandy TRS‑80, modèle qui venait d’apparaître sur le marché.
Depuis, l’engouement de l’informatique ne m’a plus quitté, jusqu’aujourd’hui, 47 ans plus tard.
Trésorier, j’étais donc membre du Bureau des Elèves.
Ce n’est pas un secret que les élèves de l’ENIT s’étaient taillés dans la ville une solide réputation d’extrême turbulence. Mais comme les Tarbais étaient si fiers d’avoir "leurs ingénieurs", cette turbulence était accueillie avec beaucoup de complaisance et d’affection. Ainsi, ce jeune appréhendé par la police tard le soir et en état d’ivresse sur la voie publique, est conduit au poste où il est fouillé. Trouvant sur lui sa carte d’élève-ingénieur, il est alors conduit à la cité universitaire, dans sa chambre, déchaussé, et bordé dans son lit. On ne sait pas s’ils lui ont fait la bise et lui ont chanté "bonne nuit les petits", mais c’est tout comme.
Mais cette turbulence n’était pas du goût de tout le monde, et certainement pas appréciée par le Préfet des Hautes Pyrénées, les élèves ayant saccagé plusieurs cabines téléphoniques pour pouvoir appeler chez eux à l’œil. Sans compter les bars construits à chaque étage de la Cité U, le sous-sol du bâtiment transformé en boîte de nuit où l’alcool coule à flot et la sangria préparée dans les grands seaux de poubelle, si bien que chaque mercredi de "bamboula" une ambulance se postait devant le bâtiment pour évacuer l’élève trop bourré qui est rentré dans la baie vitrée, l’a fracassée et s’est tailladé de partout.
Nous voici donc, membres du Bureau des Elèves, convoqués chez M. le Directeur, où nous attend M. le Préfet pour nous informer de ses décisions: les membres du bureau sont virés de la Cité Universitaire, pour donner l’exemple; la cabine téléphonique sur le Chemin d’Azereix restera dans l’état qui permet les appels gratuits, mais de grâce épargnez les autres cabines de la ville.
Etant ainsi "mis à la rue", avec trois autres nous louons une vieille baraque à Sarrouilles, à quelques kilomètres de l’ENIT. Mais rapidement chacun des autres copains se trouve une âme sœur consentante et de sexe opposé qui l’accueille dans sa chambre à la Cité U. Ils quittent donc la baraque commune, l’un après l’autre, jusqu’à ce que je m’y retrouve seul, incapable d’en payer à moi seul le loyer.
Nous sommes en février ou mars de ma dernière année de scolarité. Je décide alors de transformer ma Renault 4L en voiture de camping, avec un lit, des rangements, un réservoir d’eau. C’est mon chez-moi, que je gare entre l’ENIT et la Cité U. Bien pratique pour aller le samedi dormir au bord de l’Atlantique à Biarritz, et admirer les vagues au réveil, ou pour faire la route vers Paris et retour pour y rencontrer frère, sœur et amis.
Il faut aussi évoquer les courses de Solex qui se tenaient dans plusieurs écoles de la région, dont Tarbes. Un excellent exercice que de gonfler un moteur de vélo Solex lui permettant de filer à près de 100 km/h, en espérant qu’il tiendra quand même les 4 heures que dure la course. Le mien, nous l’avions appelé "le Pacha", une touche orientaliste. Les deux pilotes de notre équipe étaient au format jockey, moins de 50 kilos. Je me souviens bien de l’un d’eux, Pascal Lobeto, avec qui je suis encore en contact amical occasionnellement. La course des "Quatre Heures de Tarbes" mérite un article à elle seule.
Je ne m’étalerai pas sur mes deux stages, je rapporterai simplement que, major de promotion, j’avais droit au privilège de choisir le premier mon stage dans la liste. Je choisis Manurhin, qui fabrique des missiles. Au premier élan, chez Manurhin ils sont fiers d’accueillir le major de promotion, mais sont contraints de me refuser: je suis étranger, et les missiles c’est "secret défense".
Mon premier stage se fera chez Ford à Blanquefort près de Bordeaux, une usine qui produisait 1500 transmissions automatiques par jour, et où je me familiarise avec le calcul des coûts de production. Cet enseignement jouera un rôle majeur dans mon parcours professionnel, plus tard.
Mon second stage se tient à l’usine SOCATA, sur le tarmac de l’aéroport de Tarbes Lourdes Ossun, où je me vois confier l’agencement du hall d’assemblage des voilures du TB‑10, le quadriplace monomoteur qui se préparait à prendre la relève du Rallye, icône de l’aviation de plaisance française.
Comme on était à la quatrième année, et qu’on s’approchait de la fin du cycle scolaire, je suis pris par le "mal du pays", et par cette démangeaison de partir, de "mettre les bouts".
Dernière séance d’examens, je finis ma copie une heure avant le temps imparti, je ne tiens plus en place, et ma 4L prend la direction de l’Italie, puis la Yougoslavie, et enfin la Grèce où résident mes parents, mon père ayant un poste d’expert en télécom à l’UIT, agence onusienne.
Je pensais l’embrasser sur le font et continuer ma route vers le Liban, il me l’interdit: le Liban est en guerre, attendons un peu, ça pourrait se calmer bientôt.
Mais ça ne se calme pas, et trois ans durant j’occupe mon temps: les îles, les tavernes, j’apprends le grec, de petits jobs:
Job: vendre et entretenir des équipements de traite et d’abattage de brebis, la Grèce comportait alors 9 millions de Grecs et 11 millions de brebis (souvlaki, vous connaissez) et devait s’aligner sur les normes d’hygiène animales pour prétendre rejoindre l’Union Européenne.
Job: animer une équipe de menuisiers pour produire des jouets en bois mode suédoise, une initiative d’un journaliste, "Bouli" (Ioannis Starakis de son vrai nom) qui, après avoir fait de la prison sous le régime des colonels, a décidé de s’éloigner du journalisme.
Automne 1982, l’aviation israélienne laisse tomber (par inadvertance) un réservoir auxiliaire d’avion de chasse sur la maison de mes ancêtres dans mon village au Liban. Cette belle bâtisse deux fois centenaire a perdu son toit de tuiles, ses cloisons, ses fenêtres et, si l’hiver s’en vient, les murs d’enceinte s’effondreront aussi. Il faut réagir, et vite. Décision est prise, je pars au Liban. J’y suis encore, 42 ans plus tard. La reconstruction de la maison de famille me prendra environ 20 ans, et sera un de mes objectifs primordiaux.
Entretemps, ni la formation à l’assemblage automobile ou aéronautique n’a de débouchés au Liban, ni le virus de l’informatique ne m’a quitté.
Autour d’un Apple 2+ acheté en Suisse (ces équipements n’étaient pas encore disponibles en Grèce), je transforme la salle à manger de l’appartement familial en ville en un club informatique où les copains venaient s’amuser le soir.
Et puis, avec l’un deux, nous décidons de "nous amuser" plutôt en plein jour, et nous fondons Profiles Software, pour le plaisir de programmer. Nous découvrons alors que le Libanais, Phénicien de souche, marchand dans l’âme, a pour souci de compter son argent et sa marchandise (les copains de l’ENI ne s’étaient tout compte fait pas trompés). Nous développons un progiciel de gestion qui, au fil des ans, couvre un large éventail du spectre de la gestion, et devient une référence sur le marché. L’équipe s’étoffe et culmine à 26 collaborateurs. Les clients, ils sont plus de 3000, sont des locaux, mais aussi de la diaspora libanaise dans les pays arabes ou en Afrique.
Et l’ENI là-dedans ? je me dois de constater la véracité de cet adage: "there are engineers and non-engineers. Period !" (On est ingénieur ou on ne l’est pas, point à la ligne !). Avec une formation et une mentalité d’ingénieur, lequel veut savoir et comprendre le pourquoi et le comment, même la gestion d’entreprise devient pragmatique, analytique, pensée, réfléchie, efficace. On est loin des fraiseuses, des tours et du matériau en général, mais l’esprit d’ingénieur est bien là.
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